FIAC HORS LES MURS PARIS

24 OCTOBER 2013 - 27 OCTOBER 2013

 

Philippe RAHM

 

« L’imagination est l’analyse, elle est la synthèse... elle décompose toute la création, et, avec les matériaux amassés et disposés suivant des règles dont on ne peut trouver l’origine que dans le plus profond de l’âme, elle crée un monde nouveau, elle produit la sensation du neuf. »
(Baudelaire, Salon de 1859, in Au-delà du romantisme. Ecrits sur l’art).

 

L’une des clefs de l’art moderne est la notion de dissociation, de décomposition, d’analyse (au sens chimique du terme) et de synthèse (artificielle), autant de méthodes et de processus issus de la culture scientifique. Avec les fulgurants progrès scientifiques amorcés au 19ème siècle dans les domaines de la chimie, de la physique ou de la biologie, le statut de l’oeuvre d’art a changé. Il ne s’agit plus pour l’art de représenter le réel, de l’imiter, de composer avec, mais plutôt de le décomposer, de le vaporiser en une multitude de particules microscopiques de couleurs, de sons, de mots comme désunis de l’ensemble, atomisés. Le réel n’est plus un bloc macroscopique visible et tactile, mais il se dilate, se diffracte, s’ouvre à l’infiniment petit et à l’invisible. C’est cette méthode que l’on trouve au départ derrière l’impressionnisme en peinture avec Monet, en musique avec Debussy ou en littérature avec Mallarmé. À chaque fois, il s’agit chez eux de désintégrer le « tout » en particules élémentaires, de pulvériser les blocs de réalité pour les vaporiser ensuite en touches de couleurs, en fragment de sons et de mots. Dans les années 1950, le «Nouveau Roman» d’Alain Robbe-Grillet ou de Nathalie Sarraute procédait aussi d’une dissociation du langage littéraire dans lequel la narration est vidée de toute intention psychologique pour devenir pures sensations, descriptions littérales et objectives du monde sans plus aucune intention subjective globalisante et unifiante. Plus proche de nous, la musique spectrale de Gérard Grisey ou Tristan Murail ne com-pose plus, mais dé-compose, voire tout simplement, pose le son comme le dit Murail, en désintégrant les sons instrumentaux, les réduisant à leurs composantes spectraux, pour ensuite, éventuellement, les recomposer, ou plutôt pour synthétiser à partir de ces éléments des agrégats nouveaux.
Dissocier le réel, décomposer les lieux communs pour recomposer autrement, dans un ordre différents, sont des moments dans la réformation et l’évolution des formes en même temps que celles des sociétés et des techniques.

 

Notre travail d’architecte s’inscrit dans cette « tradition », dans une dissociation quasi chimique de l’espace en particules élémentaires, en longueurs d’onde, en taux d’humidité, en intensités lumineuses, en coefficient de transmission thermique par exemple, mais aussi en taux de sécrétion hormonales, en kilocalories, en nanomètres. L’élargissement du champ du réel produit par l’accroissement des connaissances scientifiques modifie le champ de l’art, lequel se décale dans de nouvelles dimensions, glisse sur d’autres phénomènes, sollicite d’autres perceptions. Nous nous intéressons ainsi aujourd’hui à des formes qui ne sont plus composées ensemble pour former un tout, mais dissociées, explosées en des fragments du réel, en des particules du sensible. «Rémanence chlorophyllienne» procède ainsi par une décomposition du réel, mais un réel non plus « perçu selon la physiologie humaine » que l’on appréhende par nos 5 sens, dans un spectre visuel compris entre 380 nanomètres et 780 nanomètres, mais un réel à la mesure de la plante, de sa physiologie, réduit aux spectres électromagnétiques de la photosynthèse, à leurs différentes longueurs d’ondes.

 

L’expérience récréative du jardin ou du parc urbain se base à son origine sur le principe d’un exotisme à la fois spatial et temporel mais sans déplacement, celui d’un dépaysement instantané, d’un voyage immobile sous d’autres latitudes, à d’autres altitudes, dans d’autres temporalités. Composer un jardin, c’est traditionnellement produire spatialement des glissements géographiques et temporels grâce auxquels on peut voyager instantanément sous d’autres climats, dans d’autres époques tout en restant en ville, sans bouger. L’histoire des jardins est un réservoir de ces formes bâties d’un exotisme immobile, un catalogue de glissements construits
grâce auxquels l’habitant de la ville se dépayse: orangerie, serre mexicaine ou australienne, cèdre du Liban, pavillon chinois, pagode comme autant de déplacements sous d’autres latitudes; jardin alpin, grotte, comme des mouvements vers d’autres altitudes ; dolmen, temple grec, jardin du Stégosaure comme voyages dans le temps.
Notre proposition est de réaliser un objet comme une nouvelle forme de mobilier extérieur qui permet d’habiter toute l’année l’ombre d’un arbre au printemps. Il s’agit de construire physiquement cette ombre si particulière et agréable d’un arbre au printemps, dans laquelle on vient se protéger l’après-midi des rayons du soleil trop intense et profiter de la fraîcheur d’une lumière tamisée, pulvérisée et teintée de vert par la multitude de feuilles vert tendres, juste écloses des bourgeons, sur lesquelles vient rebondir la lumière du soleil, pour une certaine partie de son spectre électromagnétique seulement, l’autre étant absorbée par les pigments de la feuille, liés à la photosynthèse.

 

Pour cela, nous analysons, pigment par pigment, les longueurs d’ondes absorbés par une feuille au printemps pour ensuite ne laisser passer comme lumière jusqu’au sol que celle qui n’aura pas été absorbée par les feuilles lors de la photosynthèse comme cela l’est au printemps sous un arbre l’après-midi. Le rapport d’absorption par la feuille entre les différents pigments Chlorophylle A, Chlorophylle B, Bétacyanine, Anthocyane, Lycopène, β-Carotène, Lutéine est donc recomposé selon les pourcentages de leur présence respective dans la feuille au printemps, c’est- à-dire à un taux respectivement de :

 

Chlorophylle A: 69 % (pics des spectres d’absorption en nanomètres: 410, 430, 662 nm)
Chlorophylle B : 11% (pics des spectres d’absorption en nanomètres : 453, 642 nm)
Lycopène : 5% (pic des spectres d’absorption en nanomètres : 476 nm)
β-Carotène : 5% (pic des spectres d’absorption en nanomètres : 457 nm)
Anthocyane : 4% (pic des spectres d’absorption en nanomètres : 520 nm)
Betacyanine : 4% (pics des spectres d’absorption en nanomètres : 475, 550 nm)
Lutéine : 2% (pic des spectres d’absorption en nanomètres : 450 nm)

 

La lumière du soleil, qui passera et sera filtrée par notre appareil, projettera au sol toute l’année, cette luminosité verte si particulière, créée dans un arbre au printemps, différente de celle sous un arbre en automne dans lequel la chlorophylle A et B ont régressé au profit de l’Anthocyanine et de la Carotène, donnant alors une couleur rougeâtre à la lumière sous l’arbre. Notre projet crée donc une sorte de lumière printanière perpétuelle et permet d’habiter
toute l’année l’ombre d’un arbre au printemps. Notre projet part donc d’un monde visuel désagrégé dans les seules longueurs d’ondes qui n’ont pas été
absorbées par les pigments végétaux permettant la photosynthèse : chlorophylle a, chlorophylle b, anthocyanine, betacyanine, carotène, lutéine, lycopène. Le spectre du visible de la lumière blanche est donc décomposé en longueurs d’onde dont on retire les quatorze longueurs d’onde correspondant précisément à la gamme d’absorption
lumineuse des pigments végétaux.

 

Rémanence chlorophyllienne
À l’ombre perpétuelle des arbres en fleurs
Philippe Rahm architectes, 2011-2013